WLADYSLAW SOBANSKI - Éditions Amalthée -
- Compte rendu de lecture paru dans la revue Somato n°33 - Septembre 2016 -
Wladyslaw Sobanski est né le 5 mai 1928 dans le Pas-de-Calais. Lorsque son père, Martin Sobanski - né en Pologne en 1894 - apprend que la France cherche à faire venir des Polonais pour travailler dans les mines du Nord, il se porte volontaire d'une part pour mieux gagner sa vie mais également pour fuir le communisme. C'est ainsi qu'il arrive dans le Pas-de-Calais en 1924, à l'âge de trente ans.
Elevé dans une fratrie de six frères et sœurs, l'enfance de W. Sobanski est rude. Dès l'âge de treize ans, il commence à travailler dans les mines de charbon. De constitution robuste, il gravit les échelons assez rapidement. Cependant, à la pénibilité du travail de mineur de fond, s'ajouteront, lorsque la guerre éclatera, les privations de nourriture. Au fil des années, W. Sobanski remarque qu'il lui est difficile de nouer des relations avec des enfants de familles plus aisées. Il se sent rejeté, notamment, lorsque ses camarades le voient crachant la poussière noire inhalée dans la mine. Impossible pour lui d'envisager d'approcher une jeune fille de son âge. Il souffre également des difficultés relationnelles qui peuvent parfois exister au sein d'une famille nombreuse. Cependant, il est élevé dans une famille croyante et pratiquante et il fait partie d'associations catholiques qui lui donnent des petits moments de bonheur et, surtout, de liberté. C'est dans ce contexte qu'il commencera à murir l'idée de quitter non seulement sa famille mais également la mine et la région.
En 1948, il a vingt ans, et découvre l'existence de l'Indochine. Il envisage très rapidement de s'engager dans l'armée. A cette époque, la majorité étant à vingt et un ans, il ne peut faire autrement que de quitter sa famille en cachette, avec la complicité d'un copain, car il sait pertinemment que son père lui interdirait de partir. C'est ainsi qu'il s'inscrit au 6ème régiment des tirailleurs sénégalais et part pour le Maroc, à Casablanca. Pour la première fois de sa vie, il prend le train et voyage gratuitement ! Il n'a pas un sou en poche mais il a le sentiment qu'il a pris la "bonne" décision.
Dans l'armée, W. Sobanski est bien noté. Il évolue régulièrement et devient caporal, caporal-chef puis sergent. C'est en 1951 que des sous-officiers sont demandés en renfort pour encadrer des troupes dans le nord du Tonkin. Il se porte immédiatement volontaire. C'est ainsi qu'il participera à cette guerre d'Indochine longtemps ignorée et incomprise des citoyens français. Les combats y sont très violents. C'est dans la nuit du 20 au 21 novembre 1952 que la 5ème compagnie du bataillon dont il est le chef de section tombe dans une embuscade. W. Sobanski passera ainsi quatre cent neuf jours aux mains du Vietminh, dans deux camps de rééducation, le camp 112 puis le camp 113, dans des conditions de captivité absolument atroces. Traités, ainsi que tous les prisonniers de son camp, de criminels de guerre, de valets des Américains, ils subiront les pires sévices corporels et psychologiques qu'on puisse imaginer.
En février 1953, lorsqu'ils arrivent dans le camp 113, ils ne savent pas encore l'enfer qui les attend ! Ce camp avait en effet pour Chef un "français", chargé de la rééducation politique des prisonniers. Il s'agissait de "Georges Boudarel", âgé de vingt six ans, professeur de l'Education Nationale, qui avait rejoint le camp Vietminh au nom de ses convictions communistes. Fanatique stalinien, il devint le bourreau de ses compatriotes !
Outre les sévices corporels et psychologiques, les prisonniers sont privés de nourriture et des soins d'hygiène les plus élémentaires. Ils sont couverts de gale, de poux et de morpions. Les décès sont très nombreux. Les prisonniers sont tellement affaiblis qu'il meurent, la plupart du temps, silencieusement dans la nuit. Georges Boudarel ne leur permettra même pas d'évoquer leur foi qu'ils soient musulmans ou chrétiens. Pourtant, W. Sobanski nous révèle que sa foi lui a été d'un grand secours et, nous dit-il : "Mon Dieu" et "Maman" sont les deux mots qui viennent spontanément à l'esprit".
C'est dans ce camp qu'il fera une rencontre qui le marquera à jamais, celle d'un sénégalais nommé "Moussa Coly". En effet, entre mars et avril 1953, W. Sobanski sera atteint d'un mal pernicieux de paludisme. Lorsque Moussa Coly verra W. Sobanski mourant, il sera le seul camarade à lui tendre la main. Il ira dans la jungle pour lui trouver quelques plantes qu'il lui fera manger avec un peu de riz. C'est ainsi que, petit à petit, W. Sobanski remontera la pente. Comme il nous le dit si justement : "C'est dans la misère que l'on trouve ses amis. Je viens de m'en faire un, à vie".
C'est un soir de septembre 1953 que Georges Boudarel annonce aux prisonniers que quatre-vingt d'entre eux seront libérés à la fin de l'année. Puis, il donne le nom des personnes concernées. Quelle ne fut pas la surprise de W. Sobanski en entendant son nom ! Mais, bien entendu, ces prisonniers désignés par le "rééducateur" Georges Boudarel devront prouver qu'ils se sont bien convertis au communisme. Ils devront pour cela soit transporter des caisses d'armes, soit être conduits sur des terrains pour un déminage en aveugle. W. Sobanski choisit de transporter des armes sachant très bien que ces armes sont destinées à tuer ses compatriotes. Mais, comme il l'avoue avec franchise et humilité, sa volonté de vivre est plus forte que ses états d'âme du moment. Outre les conditions infamantes dans lesquelles ils doivent obtenir leur liberté, les prisonniers doivent brandir des panneaux "Vive Hô Chi Minh" ou "à bas la sale guerre". Ils devront également critiquer et ridiculiser la France et effectuer de nombreux kilomètres, pieds nus, pendant plusieurs nuits en traversant des zones de combat.
Mais ce jour tant attendu de leur libération est enfin arrivé ! Lorsque le 3 janvier 1954, ils se rapprochent du poste français, ils sont terrorisés car face à des hommes méconnaissables, tendant des panneaux anti-français, l'armée française ne risque-t-elle pas de les abattre en les confondant avec des hommes du Vietminh ? Tous, réunissent cependant leurs dernières forces pour courir vers cette armée en criant qu'ils sont des prisonniers français. Lorsque les portes s'ouvrent et que le capitaine voit ces hommes squelettiques et hagards, il ne cherche pas à cacher son émotion et s'adresse à eux en ces termes : "Qu'est-ce que je peux vous donner les enfants ? Ici, c'est un tout petit poste. Nous n'avons pas grand-chose à manger". Des soldats leur apportent néanmoins quelques boites de sardines qu'ils dévorent. Ils sont ensuite transférés à Hanoï. Mais lorsque des médecins prennent en charge ces "morts-vivants", ils se rendent compte qu'ils sont impuissants à soigner les nombreuses maladies dont ils souffrent. Vingt jours plus tard, ils sont transférés dans un centre de convalescence de Nha Trang dans lequel ils restent deux à trois mois. Puis, le 3 mars 1954, ils partent pour Marseille dans un navire-hôpital. A Marseille, un train sanitaire les emmène à l'hôpital Villemin. Puis, en avril 1954, au Val de Grâce, à Paris.
Ce retour à une vie dite "normale" est extrêmement difficile d'autant plus que lorsqu'ils évoquent, ne serait-ce que très succinctement, ce qu'ils ont vécu, personne ne les croit. En ce temps-là, les cellules psychologiques n'existaient pas ! Le silence s'impose donc à eux.
Après son congé de campagne, W. Sobanski retrouve à Agadir, au Maroc, le 6ème régiment de tirailleurs sénégalais auquel il appartient. Sous-officier, admis dans les cadres de carrières, il occupera désormais des fonctions sédentaires dans la gestion de mess. W. Sobanski nous décrit ensuite les différentes fonctions qu'il occupera en Algérie en 1962, à Madagascar à partir du mois d'avril 1963 (date à laquelle il sera promu adjudant), puis à Paris, au Ministère des anciens combattants, et ainsi de suite.
Ce que je retiens du parcours de cet homme c'est que, tout au long de sa vie, jamais il ne baissera les bras, jamais il ne renoncera. Toutes les difficultés qu'il rencontrera, il les surmontera avec une détermination hors du commun. Il deviendra un travailleur acharné. Après les horreurs vécues dans les camps du Viet-Minh, on aurait pu comprendre que cet homme de presque deux mètres et pesant trente-neuf kilos à sa libération soit brisé à vie ! Pourtant, il n'en a rien été. Son parcours est absolument fascinant et j'encourage vivement ceux qui n'auraient pas connaissance de son histoire à lire son livre car cet homme, à lui seul, est une véritable leçon de vie.
Cependant, à la lecture de ce témoignage bouleversant, la somatothérapeute que je suis n'a pas pu s'empêcher de penser à tous ceux qui n'ont pas survécu à ces conditions de vie indignes de tout être humain, quel qu'il soit (la mortalité de ce camp 113 s'est évalué à 70 % de l'effectif !) et je me suis souvenue d'une expérience qui avait été faite aux USA dans les années 1970 tendant à démontrer comment l'être humain parvient à l'impuissance.
Cette expérience avait été la suivante : un chien avait été enfermé dans une cage d'où il ne pouvait s'échapper et auquel les chercheurs envoyaient, régulièrement, des décharges électriques. Au début, le chien chercha par tous les moyens à s'échapper de sa cage sans y parvenir. Puis, il abandonna ses tentatives et resta prostré, sans réagir, dans un coin. Au bout de quelques jours, les chercheurs ouvrirent la cage. Ils s'aperçurent alors que le chien restait toujours prostré, ne cherchant même plus à s'échapper. Ils démontrèrent ainsi ce qu'est l'impuissance "acquise" ou "l'impuissance du désespoir".
Ils en vinrent à la conclusion suivante, à savoir, que si l'on rapporte cette expérience à l'homme, lorsqu'il entend à longueur de journée des messages négatifs et désespérants, il apprendra l'impuissance tout comme l'animal. Ceci entraîne chez l'homme doutes, incertitudes par rapport à l'avenir et peut déclencher des idées suicidaires.
On peut donc facilement imaginer les effets traumatisants et irréversibles subis par ces hommes détenus en captivité pendant de très longs mois dans des conditions inhumaines, ignobles et dégradantes mais qui ont également subi la faim, le froid, les sévices corporels, les humiliations morales et physiques dans ces camps d'internement (pour ne pas dire camps d'extermination) du Vietminh !
Comme on peut le constater, l'expérience "voulue" par les américains sur l'animal dans les années 1970, avait déjà été vécue par W. Sobanski et ses compagnons de captivité, vingt ans auparavant, dans les années 1950. Cependant, dans ce cas, il ne s'agissait nullement d'une expérience mais de la volonté délibérée d'un homme ou plus exactement d'un "geôlier" sans scrupule et sans état d'âme appelé Georges Boudarel qui prétendait servir fidèlement le drapeau tricolore tout en ayant rejoint la résistance vietnamienne !
Mais, revenons au parcours de W. Sobanski. Lorsqu'en 1990 il décide, enfin, de prendre une retraite bien méritée, son combat n'est pas pour autant terminé, notamment, celui qu'il a entrepris depuis de nombreuses années déjà, à savoir, rompre enfin la loi du silence et faire traduire Georges Boudarel devant la justice pour crime contre l'humanité. Dans son livre, W. Sobanski retrace ces longues années de procédures judiciaires pendant lesquelles il mettra tout en oeuvre pour faire éclater la vérité. Son combat, au fil des mois, deviendra sa raison de vivre. Il obtiendra de nombreux soutiens et, notamment, ceux des très nombreuses familles de victimes. Il recherchera des témoignages, participera à des émissions de télévision et émissions de radio. Il poursuivra Georges Boudarel avec un acharnement insoupçonnable de la part d'un homme invalide à 95 % (compte tenu des longs mois passés en camp d'internement !) et ce, d'autant plus, que ce "commissaire politique", Georges Boudarel, avait dit, publiquement, qu'il n'avait aucun remord et que si c'était à refaire il referait les choses à l'identique ! Pire encore, en 1992, il portera plainte contre X pour dénonciation calomnieuse !
Il faut préciser cependant que, pour les rescapés de ce camp, le procès réclamé n'est pas basé sur l'argent puisque les réparations demandées sont symboliques. Il ne s'agit pas non plus de vengeance. Le combat qu'ils mènent est un combat pour l'Histoire.
Les preuves de la culpabilité de Georges Boudarel sont accablantes et pourtant, grâce au soutien appuyé de certains milieux universitaires et intellectuels, il arrivera toujours à passer à travers les mailles du filet et sera épargné grâce à ses relations politiques. C'est ainsi qu'il mourra libre, dans son lit, le 23 décembre 2003 sans jamais avoir été condamné !
Néanmoins, les onze premières années de procédures judiciaires (qui seront suivies de onze années supplémentaires) n'auront pas été inutiles puisque le nouveau code pénal sera modifié le 1er mars 1994. Il y sera précisé : "La poursuite des crimes contre l'humanité ne sera soumise à aucune condition subjective ni de lieu, ni de motivation". Cette spécification qui n'apparaissait pas dans l'ancien code pénal avait permis, entre autres raisons, à Georges Boudarel de ne pas être condamné.
Aujourd'hui, à l'aube de ses quatre-vingt huit ans, W. Sobanski poursuit son combat dans le but de témoigner pour éviter que de telles atrocités ne se reproduisent. Il déclare : "La dénonciation de ces crimes reste à mes yeux un devoir, pour rendre leur dignité aux martyrs, témoigner pour l'Histoire et avertir les générations futures". Il poursuit en disant : "Se taire est impossible. Renoncer l'est tout autant".
W. Sobanski a déposé une proposition de loi visant à rendre "inamnistiables" les crimes contre l'humanité. Je souhaite à ce "survivant" de la guerre d'Indochine de remporter cette ultime victoire et je le remercie de nous avoir éclairés sur cette partie de l'Histoire trop mal connue par la plupart des français.
Je ne voudrais cependant pas terminer ce compte rendu de lecture sans vous relater une belle histoire.
Souvenez-vous, je vous ai expliqué précédemment les conditions dans lesquelles W. Sobanski et Moussa Coly s'étaient rencontrés. C'est seulement cinquante années plus tard qu'ils se retrouveront grâce à un ambassadeur africain qui demandera à W. Sobanski s'il a retrouvé cet homme qui lui avait sauvé la vie. Lorsque cet ambassadeur apprendra l'échec des recherches de W. Sobanski, il lui proposera de le retrouver et il tiendra parole.
C'est W. Sobanski qui organisera ses retrouvailles avec Moussa Coly et qui lui paiera son billet d'avion afin qu'il puisse venir à Paris. On peut facilement imaginer l'émotion qui les submergera lorsqu'ils se retrouveront à l'aéroport d'Orly où W. Sobanski ira le chercher avec toute sa famille. Par ailleurs, Moussa souffrant de multiples problèmes de santé, W. Sobanski fera le nécessaire pour qu'il soit soigné par l'institution des invalides du Ministère des Anciens Combattants. Il sera même opéré des yeux au Val de Grâce.
Outre cela, lorsque W. Sobanski constate que Moussa touche une pension dérisoire, il décide de tout mettre en oeuvre pour que son ami bénéficie de la même pension que les anciens combattants des ex-colonies françaises. C'est ainsi que Moussa fera partie des 80 000 bénéficiaires de cet ajustement de pensions, décision prise par Jacques Chirac en 2007. Comme le précise, à juste titre, W. Sobanski : "Je peux témoigner que, au coeur des combats, les balles ne font pas de distinction entre blancs, noirs et asiatiques et que nos conditions de détention dans le camp 113 ont été aussi terribles pour les uns que pour les autres, même si les blancs les ont sans doute moins bien supportées". C'est ainsi que l'histoire a réuni deux invalides de guerre dans la reconnaissance de leurs souffrances.
Je vous félicite Monsieur Wladyslas Sobanski pour le courage qu'il vous aura sans doute fallu pour écrire ces souvenirs si douloureux de votre parcours et pour la mémoire intacte que vous en avez gardée mais également pour l'authenticité de vos propos empreints d'émotion d'une grande sincérité qui ne manqueront pas, j'en suis certaine, de toucher tous vos lecteurs. Votre livre-témoignage est l'illustration même d'une citation de l'Empereur Marc Aurèle : "L'obstacle est matière à action".
Longue vie à vous !
Chantal Vincent